Ils devaient trimer, tout simplement. Qu'ils le voulussent ou non, en pareille circonstance, aucune échappatoire. Il s'agirait de traire les bêtes ou d'aller s'abrutir dans quelques scieries de la région pour le pain et le toit, et un peu plus loin, si l'on n'y mettait du sien, travaillant comme deux par tous les temps, coupant les arbres, taillant les planches, les remisant entre quatre murs derrière lesquels le vent s'engouffrait avec joie, remuant les ampoules, gerçant les lèvres, sifflotant comme un musicien de passage.
D'autres seraient ouvriers agricoles, saisonniers, cueilleurs et maigres chasseurs, polyvalents en toutes saisons, prompts à accomplir n'importe quelle tâche. Mère serait servante dans quelques restaurants du coin, « poussant » jusque dans le Midi pour se briser les reins à la cueillette des fraises, mais souriant à tout cela puisque c'était le temps de « leur jeunesse ». Elle nous racontera souvent ces minuscules épopées de la vie ordinaire par bribes, par fragments. Ainsi, lorsque toute jeune, vivant avec les siens dans un lieu-dit constitué d'une seule ferme, la leur, elle faillit mourir éventrée dans la cour par un bouc rendu fou par la jupe rouge qu'elle avait osé mettre, puisque c'était le temps de l'été, des « couleurs » comme elle aimait dire. Surgissait alors sous nos yeux le tableau d'un peintre, sensible à la lumière des saisons, à leur subtilité.
Rien de très singulier, car c'était le lot de beaucoup sur ces plateaux malmenés par les saisons, terres de chagrin, de silence, de moissons très maigres. Très vite, ils avaient cherché du travail, se « plaçant » ici ou là, toujours à la manœuvre pour presque rien, un doigt du ciel, une larme de joie.
Ce jour d'avril, de froid sévère, ils se séparaient à jamais et l'absence allait devenir notre boussole. La mort de mon père, comme la plupart des morts, surgit de manière inattendue, cruelle et discourtoise, à la façon d'une vieille folle déambulant dans les ruelles. Elle fut un coup de sabre dans la quiétude des premiers jours. Mère dut affronter présent et avenir avec six enfants à charge dans un village perdu, sans métier, presque sans aide, nous entraînant sans cesse vers le haut pour ne pas sombrer, gérant la menue embarcation au jour le jour, virevoltant, dansant, s’épuisant, trouvant appui auprès de quelques femmes, cherchant le soleil au bord de la nuit, guettant la lumière du jour sous la porte quand elle devait se lever dans le froid glacial, préparer les bols, le pain tranché, les menus affaires de chacun, inventer le chemin de nos journées. Tout cela avec deux mains fragiles, et une énergie insoupçonnable, une pensée si vive que ses yeux pétillaient en permanence, l'emportant dans chaque instant comme un tourbillon, écartant les ronces pour nous offrir un passage, fût-il étroit et de but incertain.
Joël VERNET, Mon père se promène dans les yeux de ma mère
La rumeur libre, 2020